mardi 24 février 2015

Carl-Gustav Jung et la sainte Messe

Je connais peu Carl Gustav Jung. On sait que, dauphin de Freud, il eut l'outrecuidance de remettre en cause la priorité donnée aux explications sexuelles des névroses, et en particulier l'obsession que Freud avait été chercher chez Charcot pour l'hystérie. Il y eut un long face à face entre les deux hommes qui ont vingt ans de différence d'âge. A la fin Freud dit à Jung :  "Mon cher Jung, promettez-moi de ne jamais abandonner la théorie sexuelle. C'est le plus essentiel ! Voyez-vous, nous devons en faire un dogme, un bastion inébranlable." Jung ne se tint pas à "la théorie sexuelle" et il fut excommunié par le Maître. En réalité, il avait recouvré sa liberté.

Je voudrais simplement soumettre aux lecteurs de ce Blog un texte étrange (qui n'est d'ailleurs pas un hapax dans l'oeuvre très considérable de Jung) dans lequel ce fils de pasteur luthérien fait l'apologie du sacrifice de la messe au sens catholique du terme:
"La messe est un exemple vivant du drame des mystères qui représente la permanence et la transformation de la vie. Si nous y observons le public pendant l'acte sacré, nous pouvons y voir tous les degrés, de la simple présence indifférente jusqu'au saisissement le plus profond. Les groupes d'hommes qui, pendant la messe se rassemblent près de la sortie,qui mènent des conversations mondaine et exécutent tout mécaniquement les signes de croix et plient les genoux, participent cependant malgré leur inattention au rite sacré par leur simple présence dans l'espace plein de grâce. Durant la messe, un acte soustrait au monde et au temps tue le Christ, le sacrifie et il ressuscite dans la transsubstantiation. Le sacrifice rituel n'est pas une répétition de l'événement historique. C'est le premier et l'unique processus éternel. L'événement de la messe est donc une participation à une transcendance de vie qui surpasse toutes les limites spatiales et temporelles. C'est un moment d'éternité dans le temps" (L'âme et la vie p. 474)
Ce texte me semble particulièrement important par rapport à d'autres textes chrétiens de Jung, parce qu'il marque une conception catholique du sacrifice de la messe, qui n'est pas un pur symbole, mais un événement réel, actualisant dans le temps le sacrifice éternel, qui se manifeste dans le mystère de la Croix.

jeudi 19 février 2015

La solution vient d'Egypte


« Le nom de Jésus est le dernier mot qui a effleuré leurs lèvres. Comme dans la passion des premiers martyrs, ils s’en sont remis à Celui qui peu après, les aura accueillis. Et ainsi, ils ont célébré leur victoire, la victoire qu’aucun bourreau ne pourra leur enlever. Ce nom susurré au dernier instant a été comme le sceau de leur martyre ». Ainsi s’exprime l’évêque de Gizeh Mgr Mina, à propos des 21 martyrs coptes libyens. Nous sommes dans la primitive Eglise, l’Eglise des martyrs. La photo des vingt et un martyrs coptes circule sur la toile. Il faut, sans crainte, regarder leurs visages. Ils sont habités, non pas détruits, non pas hagards, mais… Oui : heureux, dans la noblesse de leur attitude. 

Cette fois je crois que « Daech », l’Etat islamique a fait un mauvais calcul. Il croyait terroriser les chrétiens égyptiens et les faire partir, comme ils ont réussi à le faire ailleurs au Proche Orient. C’était le programme non-déguisé, de l’ancien président Mohamed Morsi et de ses Frères musulmans, au pouvoir en Egypte jusqu’en juillet 2013. Aujourd’hui, avec ce nouveau Nasser qu’est le Maréchal Sissi, un musulman authentiquement pieux mais non intégriste, la nouvelle de ce martyre ne sera pas reçu dans la terreur par la communauté chrétienne. C’est une victoire pour les chrétiens et, annonce Sissi, nous allons construire une église en l’honneur des « martyrs en Libye » dans la ville de Minya dont ils sont originaires. Il faut noter qu’à Minya en Moyenne Egypte, (où la population est chrétienne à 35 %) trois églises ont été incendiés par un commando de 200 islamistes le 16 août 2013, pour venger la chute du président Morsi. Cette construction nouvelle est donc un symbole de la liberté religieuse. Sissi se fait l’émule du président Nasser, qui avait fait construire de ses deniers dans le centre du Caire, la cathédrale Saint-Marc, en remerciement au pape des coptes, à l’époque, Cyrille VI, dont l’intercession, disait Nasser, avait guéri son fils. Miracle ou pas, Sissi marche sur les traces de Nasser avec un courage émouvant.

Qui est ce président égyptien ? En quelques mois, il a su conquérir non seulement le cœur des Egyptiens (fanatiques mis à part) mais la communauté internationale. Il s’est dévoilé, le 28 décembre dernier, en allant à la célèbre mosquée Al Azhar, symbole de l’islam enseignant dans le monde entier. Il y a déclaré : « Le problème n’a jamais été notre foi (Din). Il est peut-être lié à l’idéologie (fiq), une idéologie que nous sanctifions ». Fiq (le mot employé par Sissi) c’est le système juridique et politique de l’islam, celui que depuis des siècles les légistes affûtent et précisent sans cesse, celui au nom duquel sont produites les fatwas. Din, c’est le jugement d’Allah, la religion dans sa dimension la plus intérieure et personnelle. La distinction qu’opère Sissi entre fiq et dîn, exigeant une réforme du système idéologique islamique, est d’une importance capitale. Il met en cause rien moins que « l’ensemble des textes que nous avons sanctifiés depuis des siècles », « au point que les contester est aujourd’hui difficile » reconnaît-il. Mais, « on en est arrivé au point que cette idéologie est devenue hostile au monde entier. Peut-on imaginer qu’ 1, 6 milliard de musulmans tuent une population mondiale de 7 milliards pour pouvoir vivre [entre eux] ? C’est impensable ». Dans ce contexte, sa conclusion est forte : « Je le répète : Nous devons révolutionner notre religion. Honorable imam (le grand cheikh d’Al-Azhar), vous êtes responsable devant Allah. Le monde entier est suspendu à vos lèvres, car la nation islamique entière est déchirée, détruite, et court à sa perte. Nous sommes ceux qui la menons à sa perte ».

Dans un tel contexte, on comprend que la présence du président Sissi dans une église copte pour la Noël chrétienne le 7 janvier ne doit rien au hasard. Déjà à l’époque, son choix avait été symbolique : non pas la cathédrale Saint Marc, non ! Pour fêter Noël ce Président musulman avait voulu choisir une église encore debout, dans le gouvernorat de Minya, là même où les islamistes avaient sévi en août 2013, là où il a décidé aujourd’hui de construire une église nouvelle à la gloire des martyrs libyens.

samedi 14 février 2015

L'aveu de Luther sur la messe

Je ne sais si vous avez la chance d'avoir, comme moi, dans votre rayon d'action, un bouquiniste compétent, qui connaît vos goût et sait vous dégoter le texte rare que vous n'auriez pas trouvé sur Internet parce que vous n'auriez pas su le chercher. Je me fournis régulièrement Boulevard de Grenelle, chez Jean-Michel qui se reconnaîtra. Il sait ma passion pour le XVIème siècle et mon indulgence (coupable ?) pour Luther. Il m'a donc dégoté une édition des Articles de Smalkalde, que le vieux Martin Luther avait rédigés au cas où Paul III (le pape qui succéda au calamiteux Clément VII) l'aurait invité à ce concile qui devait d'abord se tenir à Mantoue et se tint en fait à Trente. Martin Luther voulut encore une fois affirmer avec forces ses positions : "J'aimerais bien qu'un Concile vraiment chrétien s'assemblât afin de porter remède aux choses et aux hommes" déclare-t-il. A le lire, on devine quel traumatisme a traversé l'Europe en ce temps-là.

Ce traumatisme des populations germaniques traversées de différentes manières par l'idée de la Réforme de l'Eglise, Luther le connaît bien. Toute sa vie en a été marquée. Il en a été le détonateur et le symbole, mais non, tant s'en faut, le seul acteur. Immédiatement il se défend d'accusations que l'on pourrait lui faire, tout en marquant le coup, et en manifestant involontairement une sorte de désarroi :
"Je vais vous raconter une histoire. A Wittemberg [son lieu d'habitation] résidait un docteur venu de France. Celui-ci nous a assuré que le roi de France est bien solidement convaincu que chez nous, il n'y a ni Eglise ni autorité ni mariage, que tous vivent pêle-mêle comme des bêtes et que chacun fait ce qui lui plaît"
Crise de l'autorité comme il n'y en eut jamais, analogue en cela à la Révolution française, l'apparition et la consolidation en Europe de la Réforme protestante émeut profondément un François Ier, roi de France (1512-1547) qui n'est pourtant pas un pilier de sacristie, mais que l'affaire des Placards (en 1534, on est allé placarder une nuit dans tout Paris et jusque dans la chambre royale des caricatures insultantes contre l'eucharistie) a durablement terrifié, lui montrant à quel degré de haine peuvent s'étendre "les prodiges du sacrilège". Encore et toujours... des caricatures ! L'invention de l'imprimerie est toute récente. Avouons que Luther, aidé de son ami Cranach l'Ancien, avait montré la voie. Il était lui-même passé maître en Allemagne dans ce genre. Ivan Gobry a d'ailleurs fait rééditer les dessins de Cranach avec les textes de Luther (chez Jérôme Milon). Attention, le personnage ridiculisé par Luther, n'est évidemment pas le Christ et pas l'eucharistie ; c'est avant tout... le pape ! Rien de nouveau sous le soleil ! L'image a toujours plus d'impact que tous les textes. Image ? Cranach n'est pas Charb. Il n'a pas fait que des caricatures. Il a par ailleurs réalisé, on le sait, de somptueux et très réalistes portraits de Luther, mais aussi de sa femme l'ancienne religieuse Catherine Bora.

Face à cette crise de l'autorité, Luther s'est tout de suite décidé à sévir : il prend position très vite (1524) contre la révolte des paysans anabaptistes [soutenant l'idée d'un re-baptême général des populations protestantes]. Lui, Luther se met encore et toujours du côté des Princes allemands, ces chefs de la Nation allemande auxquels il avait envoyé son fameux Discours à la noblesse allemande.

Par ailleurs, il se veut très ferme sur le front doctrinal. Pas question pour lui de voir la foi luthérienne se dissoudre dans un symbolisme analogue à celui que professe Zwingli en Suisse à propos de l'eucharistie. Il croit au Sacrement. On dit que le vieux Luther à la fin de sa vie, ayant fait tomber son calice, s'est mis à laper le Précieux sang répandu sur l'autel... Il a une théorie de la présence réelle qui n'est pas celle de Thomas d'Aquin et qu'il a dû emprunter à Gabriel Biel ou à tel de ses maîtres nominalistes

Pour autant, il maintiendra toujours son opposition viscérale, à "la messe". Oui, dit-il, à l'eucharistie. Oui à une présence réelle du Christ au milieu de son peuple lors de la célébration de la Cène. Mais non à la messe. Non à une Présence continue du Christ, non à la célébration privée des saints Mystères par les prêtres, non à l'efficacité spirituelle de la messe, non au sacerdoce qui produit cette efficacité spirituelle. Non à cette épiphanie durable du Divin dans le monde humain (il la compare à de l'idolâtrie). Non aux mérites du Christ que la messe nous ferait partager. Non à l'efficacité spirituelle de la messe pour les vivants et surtout pour les morts. Mgr Lefebvre avait raison de penser que certains réformateurs du Nouvel Ordo de la Messe s'approchaient de la critique luthérienne, lui faisaient droit. On voit bien que beaucoup de bricoleurs liturgiques après la Réforme de 1969, ont cru qu'ils pourraient eux aussi en finir avec cette Plénitude de présence et avec les grâces merveilleuses qu'elle nous délivre.

Mais voici l'aveu de Luther, toujours occupé de ce qu'un prochain concile pourrait penser de son oeuvre:
"C'est sur cet article de la messe que le prochain Concile s'échauffera le plus et qu'il consumera ses forces et son temps. Si même il était possible qu'ils nous concèdent tous les autres articles, sur celui-là ils ne cèderont pas [ça le rassure le Bougre qu'on ne lui cède pas]. Le cardinal Cajétan me l'a bien dit à Augsbourg : "Plutôt je me ferais hacher en pièces que de renoncer à la messe". Et moi je dis : "Je me laisserais plutôt brûler vif [comme le fut Jean Hus], si Dieu le permet, que d'admettre qu'un misérable diseur de messe, bon ou mauvais [sic], s'avise de se dire l'égal ou même le supérieur de Jésus mon Seigneur et mon Sauveur ! Ainsi notre désaccord est éternel et nous demeurons ennemis [ça le rassure]. Ils le sentent bien : si la messe tombe, la papauté s'écroule. Plutôt que de tolérer cela, ils nous égorgeraient tous s'ils le peuvent. De plus cette queue de dragon (je veux dire la messe) a engendré toutes sortes d'abominations et de cultes idolâtres" (tr. Ed. Roerich 1928 p. 302).
Etrange texte ! Il nous fait comprendre le coeur du problème et combien aujourd'hui encore le coeur du problème est liturgique. Il ne s'agit pas de messe de Pie V ou de Paul VI. Il s'agit de la messe tout court. C'est ce que Cajétan a compris le premier lorsque le jeune Martin Luther en 1518 à Augsbourg (ou à Worms) lui débitait la scolastique occamienne qu'il avait apprise comme jeune novice augustinien, l'enseignement d'un Durand de Saint-Pourçain par exemple sur le sacrement
comme pur signe, sur l'efficacité sacramentelle comme purement signifiée sur la présence réelle comme présence signifiée et non substantielle. Cajétan disant qu'il se ferait hacher menu plutôt que de renoncer à la messe comme véritable sacrifice (et non comme pure signification sacrificielle). Il a mis en quelque sorte la puce à l'oreille de Luther, qui cherchait avant tout un bon litige pour se séparer du pape et affirmer une Eglise allemande. Luther conjoint donc désormais (sous l'influence de Cajétan) la messe et le papisme et il a cette formule terrible : "Détruisez la messe et vous détruirez le papisme", laissant libre carrière à l'Eglise allemande et à un nouveau monde, à une nouvelle religion chrétienne qui ne sera plus celle de Rome.

Lutter pour la beauté de la liturgie, ce n'est donc pas anecdotique. Le vieux lutteur Martin Luther avait fini par le comprendre, il est fier de dire que ses cérémonies sont belles (les réformateurs conciliaires eux n'ont eu aucune conscience de l'importance du beau dans la liturgie). Pourquoi est-ce si important ? Parce que la messe, sacrifice prophétisé par le prophète Malachie (Mal. 1, 11), c'est le coeur du problème religieux.  Teilhard de Chardin l'avait compris dans La messe sur le monde : la messe, c'est ce qui dénoue le drame humain par l'offrande réelle de tout ce que nous sommes, non pas dans l'a tentative d'offrande mais dans l'offrande christique sans cesse renouvelée ou réactualisée, dans le Christ s'offrant réellement et disant : Hoc est Corpus meum.

L'esthétique liturgique est importante. Mais elle n'est pas tout. Elle est encore de l'ordre du signe. Or la messe n'est pas seulement un signe mais une réalité. Si la messe n'est pas cette épiphanie actuelle du divin, le prêtre diseur de messes n'est pas l'homme du divin et le premier des prêtres, le pape, perd son autorité spirituelle. Ainsi, il est absurde de lutter pour la messe et contre le pape : Martin Luther nous le dit, c'est la même chose, c'est la même économie spirituelle catholique qui se manifeste dans l'infaillibilité du pape et dans la réalité spirituelle du sacrifice eucharistique, c'est le même réalisme et la même liberté prodigieuse d'un sacrifice analogiquement réel dans toutes les églises du monde, d'une Puissance spirituelle réelle partout où ce sacrifice est offert et d'une autorité pontificale limitée (infiniment limitée) au caractère divin de l'enseignement de l'Eglise, mais réelle dans le très petit nombre de ses affirmations.

Quelle question fondamentale pose la réalité du sacrifice de la messe ? Le problème est au fond de savoir si l'Incarnation continue ou non ; si le Christ Dieu et homme, s'incarne à nouveau dans chaque messe pour se réaliser, par la puissance du Saint Esprit, en nous-mêmes. Notre communion n'est pas seulement l'affirmation d'un lien signifié avec le Christ mais notre christification effective quoi qu'advenant de manière progressive et si seulement nous le voulons...

Le modernisme: genèse et bilan - Entretien avec l'abbé Guillaume de Tanoüarn / Cercle Henri Lagrange

mercredi 11 février 2015

Claude Bartolone et ma tolérance

C'est un aveu que je fais aux lecteurs de ce blog : je suis tolérant d'une manière qui parfois m'effraie un peu moi-même. Je le suis naturellement, sans me forcer, sans vivre cette tolérance comme un impératif catégorique... Je me suis d'abord rassuré sur mon cas en invooquant l'Evangile : "Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés". "Laissez pousser ensemble le bon grain et l'ivraie". "Votre Père des Cieux fait briller son soleil sur les bons et sur les méchants" etc. Il y aurait une lecture attentive à faire d'un enseignement du Christ sur la tolérance.

Mais ma lecture présente de Louis de Bonald m'a fait découvrir deux textes, que je voudrais dresser ici l'un en face de l'autre, qui permettent bien, me semble-t-il, de prendre la mesure de cette tolérance : dans un article intitulé De l'unité religieuse en Europe, qui explore la possibilité d'une union des chrétiens au début du XIXème siècle, Bonald a ce mot extraordinaire sur la tolérance :
"Sans doute celui qui approfondit sérieusement les grandes questions de religion ou de politique cesse bientôt de croire aux opinions indifférentes. Mais en même temps il apprend des efforts mêmes qu'il a fait pour s'instruire combien peu de chose sépare dans nos pauvres esprits une opinion de l'opinion opposée. Et il n'en est que plus disposé à tolérer dans les autres des sentiments qui ne s'accorderaient pas avec ceux qu'il a embrassés. La vérité est une mais les esprits sont différents. Et le fruit de toute instruction solide doit être autant cette bienveillance qui comprend tous les hommes que la lumière qui fait discerner la vérité".(Texte de juillet 1806, intitulé De l'unité religieuse en Europe. Tome 10 de l'éd. Adrien Le Clère p.232).
 Etonnant ! Nous avons sous les yeux la prose d'un des penseurs réputés des plus dogmatiques et le voilà qui fait l'éloge de la tolérance et de "cette bienveillance qui comprend tous les hommes". Quelle douceur ! Il est plus tranchant ailleurs et bien moins... tolérant :
"A mesure qu'il y a plus de lumière dans la société, il doit y avoir moins de tolérance absolue ou d'indifférence dans les opinions. L'homme le plus éclairé serait donc l'homme, sur les opinions, le moins tolérant. Et l'être souverainement intelligent doit être, par une nécessité de sa nature, souverainement intolérant des opinions, parce qu'à ses yeux aucune opinion ne peut être indifférente et qu'il connaît en tout le vrai et le faux des pensées des hommes. Cette  conséquence s'aperçoit même dans le détail de la vie des humaine, car combien de choses ou d'actions, qui paraissent à l'homme borné indifférentes et sans conséquences et qu'un homme éclairé juge dignes d'éloge ou de censure" (Texte de juin 1806 Réflexion philosophique sur la tolérance des opinions, éd. cit. p. 209).
Comment concilier les deux textes ? Par la vieille distinction chrétienne entre les personnes et les idées ou opinions (qui sont de moins en moins relatives ou confuses au fur et à mesure qu'on y réfléchit). On doit être tolérant avec les personnes qui, sans le savoir, ont toutes quelque chose du visage du Christ. On ne peut pas être tolérant avec les idées, puisque chacune dessine l'épure de son jugement ultime. Une idée n'est pas seulement vraie ou fausse. Sa vérité ou sa fausseté implique que se dessine une limite (une ligne de démarcation) entre le bien et le mal. En effet, selon la belle formule de Bonald "A mesure que les hommes s'éclairent, les questions s'éclaircissent". Les vérités apparaissent là où, auparavant, elles demeuraient cachées. Il est même possible nous dit le Christ que l'on voit "des choses cachées depuis la fondation du monde", à travers la lumière crue que le Christ jette sur notre Planète.

Ainsi aujourd'hui ceux qui soutiennent que l'interdiction du redoublement et la suppression des notes à l'Ecole participent d'une panoplie de mesures en faveur de l'intégration des immigrés et donc de la prévention des attentats (je pense nommément à Claude Bartolone dans une mémorable émission du Grand Jury RTL) profèrent des idées qui détruisent la transmission et qui font du mal aux enfants. Quelle tolérance peut-on avoir envers ce grand dessein de nivellement par le bas ? Aucune, parce qu'il a des conséquences dramatiques à court et à long termes. Mais quelle tolérance doit-on avoir envers celui qui profère de telles stupidités (et qui n'a certainement jamais été prof, confronté à des enfants dans une classe) ? Une tolérance infinie : Claude Bartolone a senti la République en danger. Il sent confusément qu'il faut prendre des mesures radicales, structurelles. Il n'en connaît pas d'autres (au vrai il n'en supporte certainement pas d'autres, cet intégriste laïc, que celles qui mitonnent depuis longtemps dans les IUFM et dans tous les pensoirs des pédagogistes. Alors il s'y accroche, sans examen. Encore un qui "adore les causes dont il déteste les conséquences". Il vérifie Bossuet malgré lui.

Et c'est malgré lui, aussi, que ce fils de la Veuve quitte l'esprit des Lumières sans tambours ni trompette. Il ne le sait pas encore, il se récrierait certainement. Mais son plaidoyer en faveur de la non sanction et de la non motivation des enfants mène droit à un univers déculturé où la grande devise que Kant donne aux Lumières, Sapere aude (Ose savoir) risque bien d'être un souvenir muséologique plutôt qu'un impératif toujours actif. Dans cette société sans hiérarchie des savoirs, la priorité sera fatalement donnée à l'autoreproduction des élites et l'on ne disposera plus d'aucun moyen véritable d'affirmer, dans l'égalité de tous, le mérite des plus doués.

Je crois décidément comme Bonald que "la bienveillance qui embrasse tous les hommes" [divine charité !] n'est en rien contradictoire avec "la lumière qui fait discerner la vérité".

samedi 7 février 2015

De Bonald à Voltaire : un aller-retour

J'ai passé quelques heures cette nuit dans une lecture du Vicomte de Bonald. Un réac ? Et alors ! Je dirais surtout : un être profondément intelligent, dont rien ni personne n'arrêtent les raisons... Faites l'expérience. On vous dit qu'il est lourd. Quelle éloquence pourtant ! Une éloquence qui se moque de l'éloquence, parce qu'elle est l'éloquence des choses.

Dans le tome 2 de sa Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société civile, démontrée par le raisonnement et par l'histoire, on trouve une étrange note sur Voltaire, que l'auteur, féru de Rousseau et de Montesquieu, n'a pas pu inventer. Je ne résiste pas à vous la communiquer : la voici. On la trouve dans le tome 14 des Oeuvres Complètes éditées en 1843 par Adrien Le Clère à la page 162.

"On faisait devant Voltaire l'éloge philosophique de la sagesse des réponses de Jésus-Christ, de la sublimité de son esprit ; et Voltaire qui avait donné des marque non-équivoques d'impatience, se tourne brusquement vers l'indiscret panégyriste : Monsieur, lui dit-il, Jésus-Christ avait-il plus d'esprit que moi ? Le fait s'est passé à Paris, chez Voltaire, peu de temps avant sa mort. Et on le tient d'un témoin oculaire".

Voltaire si fin, si léger, si brillant et tout d'un coup si lourd.... Décidément le Moi dérègle tous les compteurs ! Prenons-y garde... Oui : prenons garde à nous !

Mais faisons donc retour à Bonald. Le chapitre dont j'ai tiré cette note porte sur Jésus-Christ. La note suivante est un peu plus longue mais je voudrais la reproduire ici parce qu'on y voit à nu tout Bonald : le chrétien, le penseur politique, l'homme... Les premières lignes vous sembleront forcées ? Continuez ! Vous ne serez pas déçus.

"C'est sans doute pour donner à l'homme politique des leçons sur la conduite qu'il doit tenir dans les circonstances les plus difficiles auxquelles il puisse être exposé, c'est pour le prévenir du sort auquel il doit se préparer en servant les hommes que Jésus Christ a voulu mourir dans une révolution. En effet, une révolution est l'état d'une société politique dans laquelle un nombre plus ou moins grand d'individus établit son pouvoir particulier, à la place du pouvoir général dont il usurpe ou trouble les fonctions.Or une partie plus ou moins considérable du peuple juif troubla, pour faire mourir Jésus, la fonction essentielle de la souveraineté, celle de juger, puisqu'elle empêcha le gouverneur romain, par ses clameurs séditieuses ou ses insinuations perfides, d'écouter la voix de la Justice et le cri de la conscience et qu'elle le força à condamner, malgré lui-même, Jésus-Christ à mort : car il est égal que le peuple juge lui-même ou qu'il force l'opinion des juges. Reçu dans Jérusalem aux acclamations du peuple et quelques jours après victime de sa fureur, objet du zèle le plus empressé de ses disciples, et bientôt après vendu par l'un, renié par l'autre, abandonné de tous, Jésus-Christ apprend à l'homme de bien que la faveur populaire n'offre qu'un appui trompeur, et que la reconnaissance est un port peu sûr dans les grands orages de la société. Sa mère l'accompagne jusqu'à la Croix parce que l'amour est plus fort que la crainte, et que seul il triomphe des révolutions" (loc. cit. pp. 168-169).

Je précise deux choses : il n'y a pas un gramme d'antisémitisme chez Bonald, comme le montre sa façon de parler d'"une partie plus ou moins considérable du peuple juif" et non du peuple tout entier qui serait réputé "déicide". A la fin du chapitre sur Jésus, Bonald note "la haine de Voltaire contre les Juifs" et il souligne, quant à lui, étonnamment que "le peuple le plus opprimé et le plus pauvre deviendra le plus nombreux". Comme s'il pressentait une sorte de revanche historique des Juifs... et peut-être ce XXème siècle que l'on a appelé justement "le siècle juif" (Yuri Slezkine).

Deuxième point : ce n'est pas Bonald qui a dit : "La contre-révolution n'est pas la révolution contraire mais le contraire de la Révolution", c'est son ami Joseph de Maistre. Mais lorsque Bonald ose dire : "L'amour seul triomphe des révolutions", en montrant comment Marie elle-même fut, en ce sens, contre-révolutionnaire au pied de la croix, il manifeste ce point très simple : lui, Bonald, il n'est pas un homme de parti. Le Parti fait sécession de la nation et cette sécession provient de la haine et l'engendre. Lui prêche l'amour : l'amour à l'origine des sociétés et les accomplissant. L'amour n'est pas le contraire de la haine, parce qu'il serait juste une haine contraire. Non l'amour est vraiment contradictoire à toute haine. Il faut se méfier quand on constate que de manière ou d'autre, il serait capable de l'engendrer. Cela serait la marque du fanatisme. Cela serait le signe d'un amour fanatique qui n'est effectivement qu'une forme de haire. Le véritable amour ignore la haine.

mardi 3 février 2015

Situations chaotiques / solutions cahoteuses [par RF]

[par RF] Christophe Deloire dirige l’association ‘Reporters Sans Frontières’. Le 15 janvier il déclarait : «Les responsables religieux doivent reconnaître qu'on puisse rire de ce qu’eux-mêmes considèrent comme sacré». Il est aujourd’hui dépité car pratiquement aucun n’a voulu signer sa déclaration. Divers réponses dilatoires lui sont données, dont aucune ne pose la vraie question: En tant que responsable de RSF, Christophe Deloire reconnaît-il qu’on puisse rire de ce que lui-même considère comme sacré?
 
En réalité, il y a une autre question: s’agit-il de rire? ou de moquer? ou de vomir? En s’en tenant au seul Charlie Hebdo, il y a eu l’époque des Choron, Siné et Cavana; ils n’y allaient pas avec le dos de la cuiller, mais leurs outrances (déplorables) n’étaient pas exemptes d’une certaine tendresse. Et puis il y a la période plus récente, celle du Charlie qui titre au lendemain du massacre de 300 manifestants islamistes, parmi lesquels des femmes et des enfants: «Le Coran c’est de la merde. Ca n’arrête pas les balles». Preuve que le ‘rire’ est à géométrie variable, un internaute est aujourd’hui dans le collimateur de la justice pour avoir détourné cette une (cette fois c’est Charlie Hebdo qui «n’arrête pas les balles».

Avant même de penser, il faudrait déjà redéfinir les mots. La «liberté d’expression», par exemple: tout le monde est pour. Mais expression… de quoi? dans aucun pays, même aux USA, il n’est permis de tout dire. Notre société s’en sort par une pirouette, en opposant ‘opinion’ et ‘délit’ – c’est évidemment idiot : une opinion même délictueuse reste une opinion, de la même manière qu’un acte délictueux reste un acte… dont il faudra éventuellement répondre devant les autorités.

François Rebsamen est ministre du Travail, il a déclaré récemment que nous jouirions en France d’«une liberté totale d'expression, la limite c'est Dieudonné». Dans cette phrase, ce qui est intéressant n’est pas de savoir où le ministre place la limite. Il dit ‘Dieudonné’, d’autres auraient dit ‘Le Pen’ ou ‘Boutin’ ou ‘Bayrou’ (on est toujours le facho de quelqu’un – si ça se trouve, Rebsamen lui-même est le facho de l’ultra-gauche). Ce qui est intéressant, c’est que le ministre assume tout à fait la contradiction de sa phrase: liberté totale et cependant limitée.

Liberté, laïcité, identité, etc : Comment faire coexister des exigences contradictoires? Ca n’a jamais été simple et encore moins quand vivent dans le même espace des groupes relevant d’univers mentaux différents (les visiteurs de ce blog par exemple n’ont pas forcément le même corpus de valeurs que ceux de liberation.fr). Au fond, la solution c’est peut-être… qu’il n’y en a pas, que nous sommes condamnés à bricoler des modus vivendi, des équilibres instables et des voies cahoteuses qui jamais ne nous satisferont pleinement et que toujours nous devrons réexaminer.