mercredi 26 février 2014

Etienne Gilson : vive l'ordre moral

Quand Etienne Gilson, sortant de la scolastique, faisait de la politique, il écrivait avec la même aisance qu'il a toujours eu. Mais que défendait-il ? L'ordre moral. Il savait bien lui-même qu'il avait peu de chances de gagner. Voici une recension que j'ai publiée dans le dernier numéro de Monde et Vie.
Le Père Thierry Dominique Humbrecht, dominicain bien connu, vient de rééditer un recueil des articles publiés par Etienne Gilson dans la revue Sept en 1934, sous le titre alléchant de Pour un Ordre Catholique. Occasion d’y retourner voir ce que l’un des plus grands thomistes de l’Entre deux guerres avait à dire en politique.

Gilson ne passait pas pour quelqu’un qui aurait hésité à dire ce qu’il avait à dire. Et ce n’est pas pour rien que l’Académie Française l’a accueilli parmi ses membres : son style clair fait mouche. Il n’a pas vieilli, contrairement à bien des développements signés Jacques Maritain. 
De fait la critique du laïcisme qu’il nous offre est particulièrement bienvenue. C’est en tant que philosophe qu’il a compris, dès 1934, que l’on allait aborder aux rivages du nihilisme politique, que l’on allait connaître le Gouvernement du Rien. «Cherchez je vous prie sur quoi l’enseignement de la morale pourrait se fonder dans un Etat qui ne reconnaît plus aucun principe religieux ni métaphysique. Les droits de l’homme et du citoyen? Mais ils n’ont été formulés que dans une ambiance saturée de déisme. Ils faisaient partie d’un système de la nature qui valait ce qu’il valait, mais qui avait du moins le mérite d’exister. Il n’existe plus aujourd’hui. Que reste-t-il donc ? Encore une fois, rien». Et de continuer, sûr de son fait, mais dépassant d’un coup d’aile son époque : «Tout cela va fort bien tant que les mœurs implantés dans la société par le christianisme continuent à survivre à la cause qui les engendra. Mais nous atteignons précisément le point où les anciennes vertus chrétiennes, ayant depuis longtemps perdu contact avec leur origine, se corrompent sous nos yeux et ce sont les nouvelles mœurs, comme l’on dit, qui s’introduisent. On sait ce que cela veut dire». 
Un peu plus loin, on découvre la soif de reconstruction politique qui anime notre philosophe: «Il n’y a qu’un seul idéal qui ait été commun à tous les vrais Français et qui puisse le rester, c’est l’humanisme. Par où j’entends une certaine conception de la nature et de l’homme. Tant qu’on la maintiendra, le mot France voudra dire la même chose». 
Quoi qu’il en pense et quoi qu’en dise l’éditeur de ce livre, on se trouve ici tout proche de la conception maurrassienne d’un compromis nationaliste, fondé sur la tradition intellectuelle et culturelle. Gilson a perçu que l’œcuménisme politique nécessaire aux différentes familles spirituelles de la France (les catholiques, les protestants, les juifs et les francs-maçons) ne pouvait se faire que si le mot France continue à vouloir dire quelque chose. Mais il se fonde lui non sur cet idéal concret qu’est la famille nationale, mais sur un idéal abstrait : la vertu. «La question, dit-il, est de savoir s’il y a des Français autres que les catholiques pour vouloir que les vertus humaines, chères aux Grecs soient de nouveau enseignées, prêchées, inculquées à la jeunesse française dans toutes les écoles et par tous les moyens pédagogiques concevables»… 
Navré de devoir dire que cet enseignement de la vertu ne réglerait rien. Aristote, que M. Gilson n’aime pas beaucoup, a toujours soutenu que la morale ne s’enseigne pas. Elle s’incarne dans des exemples, elle permet de nourrir des objectifs concrets (le bien d’une famille, la grandeur de la patrie etc.). Mais imaginer, hier ou aujourd’hui, un platonisme moralisant, «inculqué par tous moyens pédagogiques concevables», c’est à pleurer tant cela paraît absurde. 
Qu’est-ce que les catholiques avaient à proposer en dehors de l’Action Française et de l’idéal concret de la monarchie garante de l’intérêt national à travers la personne du roi? Un moralisme répulsif. Autant dire: rien, comme l’écrirait M. Gilson. Rien, juste d’être bien propres sur eux, ou d’être tous catholiques. Mais cela ne se décrète pas.

On ne les a pas écoutés? Mais ils n’avaient rien à dire! 
Abbé G. de Tanoüarn
Etienne Gilson, Pour un Ordre catholique, éd. Parole et silence 2013, 216 pp. 19 euros

6 commentaires:

  1. Merci monsieur l'abbé pour cette clairvoyance, que les catholiques cessent de brandir la morale comme un acquis, que notre pays se convertisse pour que l'ordre moral revienne... Il ne sert à rien de condamner l'avortement si la moitié des "catholiques" y sont favorables... Evangélisation, le reste découlera de lui-même...

    RépondreSupprimer
  2. Pour que l'ordre moral ait une attraction sur les âmes, et puis seulement une emprise durable, il faut que cet ordre soit visible, tangible et susceptible de représentation humaine. N'est-il pas question ici de l'analogie entre l'ordre transcendent et l'ordre immanent, tous deux tendant vers une seule et unique fin, Dieu, et donc, d'une même morale? Le gouvernement du prince, oint et consacré par l’Église, n'est alors qu'un reflet, une extension spatio-temporelle, du gouvernement de Dieu, dans l'ordre immanent transformé par la Grâce.

    M. Gilson aimait chicaner le platonisme et, indirectement, Socrate lui-même. Nous relirons l'Euthyphron et le Phedon avec beaucoup de fruit, présageant a leur façon certains aspects du mystère chrétien.

    RépondreSupprimer
  3. Et pourtant, qu'est-ce que les catholiques ont aujourd'hui à proposer, en dehors du retour à la vertu? Quel est le ressort qui anime le retour en politique des catholiques, si ce n'est ce retour aux vertus morales qui vient cingler les "ligues de (contre)vertu"? Que nous chantent les catholiques, si ce n'est le bon vieux couplet: "O tempora, o mores"? Et pourquoi est-ce que ça réchauffe et que ça prend (car moi-même, ça me prend quelquefois)? Pourquoi va-t-on jusqu'à rêver que ce retour à la vertu pourra engendrer un nouveau "compromis national"? Or ce compromis, s'il est moralement vertueux dans sa fin, l'est-il dans ses moyens? Ceux-là mêmes qui l'auraient détestée chaudement se rallient à farida Belghoul qui trouve ce ralliement plus chaleureux que d'avoir été méprisée par ceux qui la détestaient froidement, on peut rêver mieux comme reprise chaleureuse de contact ou des hostilités...

    Que l'homme soit vertueux le rendrait-il moins peccamineux (depuis quand est-ce la vertu qui justifie)? Pourquoi pouvez-vous dire en creux que c'est la vertu ou le néant (que vous appelez "nihilisme" dans une très moderne inflation verbale et systématique)? En quoi proposez-vous une alternative nationaliste à ce retour à la vertu? En quoi est-il capital que l'on revienne à des principes vertueux contre les valeurs subversives qui sanctionnent et viennent précéder les moeurs vicieuses de l'homme pécheur? Et si "le péchéest la place béante de Dieu", en quoi une société d'ordre et qui se croirait impeccable ne se révélerait-elle pas tellement imbue d'elle-même qu'elle aurait pris la place de Dieu? Questions qui valent d'être posées en ces temps de compromis vertueux.

    Et de compromis vertueux contre qui? Car c'est un autre danger de cette posture vertueuse de l'Eglise militante qui se croit triomphante: elle croit s'allier vertueusement contre la canaille à laquelle elle donne des noms: la maçonnerie, Manuel valls, Najat Valaut-bel Kacem. L'alliance vertueuse se fait moins en haine du péché que de certains pécheurs, dans la désignation de l'ennemi voué à la vindict publique.

    Enfin, n'est-il pas trop tard pour amorcer ce retour à la vertu (et constater cet a nachronisme est-il nécessairement tragique)? Est-ce que la recomposition n'est pas en effet la nouvelle donne? Et vouloir restaurer en dépit de la recomposition qui s'impose, n'est-ce pas oublier que les principes sont faits pour les hommes et non les hommes pour les principes? Bref, ne se fait-on pas plaisir à bon marché en proposant à grand bruit une société pharisienne contre des publicains corrupteurs? En ce cas, quoi de nouveau sous le soleil? Et ne le fait-on pas en se berçant de l'illusion qu'on combat pour la gloire... de dieu (et le salut du monde), sans avoir à en tirer aucun avantage personnel? Or cette apparente gratuité du combat ne cache-t-elle pas qu'on ne veut pas payer de sa personne en se convertissant dans un combat contre son propre péché et pour restaurer le pécheur, au lieu de quoi on s'enorgueillit de combattre contre le péché sans avoir à s'amender ni à restaurer qui que ce soit? Bien au contraire, ceux-là meêmes qui se plaignent de la pente vicieuse que prendraient nos moeursse lamentent aussi de devoir trop contribuer. Ils aiment dieu, ils n'aiment pas l'argent, et ils aiment encore moins le fiscalisme. "O tempora, o mores"! Est-il dit qu'on ne peut vivre qu'en se lamentant et en se battant la coulpe sur la poitrine de ses contemporains? Ou en croyant pouvoir se consoler dans la comparaison de ses péché mignons à leurs infâmes turpitudes? On se passe le mot comme ils se passent le joint: "Regardez comme je vaux mieux que cet affreux Peillon!"

    RépondreSupprimer
  4. Merci aussi à l'Abbé de sa clairvoyance.
    Pour Julien, Il reste l'exemple du renoncement à soi,certes difficile, l'abandon à Dieu, bref la conquête de la liberté qui nous accomplit. Loin de" battre sa coulpe sur la poitrine de nos contemporains "nous prenons le risque d'affrontement avec le monde par notre conversion et nous liberer nous et nos contemporains de ce pacte de complaisance de tous envers tous qu'on appelle le relativisme, qui fait l'économie du sens ultime même de notre vie et nous ravage; Maintenant Dieu seul est juge de notre conversion., qui est bien sûr toujours incomplète, je vois que Julien exerce la correction fraternelle avec beaucoup d'enthousiasme..juvénile. . ..

    RépondreSupprimer
  5. Gilson n’aimait pas Aristote, dites-vous, bien qu’il honore cependant sa philosophie de l’âme et du vivant ; mais il est sûr que vous n’aimez point Gilson. Permettez-moi quelques remarques un peu décousues, en apparence du moins.
    1. Vous construisez votre critique sur l’opposition que vous faites entre les vertus incarnées et exemplifiées dans la personne concrète du roi, d’une part, et ce qui vous semble un moralisme abstrait et platonisant, d’autre part. On peut vous répondre que la pédagogie de la vertu à laquelle pensait Gilson n’avait rien de doctrinaire, et se fondait sur la lecture des écrivains et des historiens, puisqu’elle en appelle à « l’humanisme ». Il n’est pas question, ici, et pour cause, des manuels de morale de la Troisième République non plus que de je ne sais quelle rhétorique à la Robespierre. Et l’on pourrait ajouter que l’Action Française, de son côté, avait intégré à son discours, au moins dans le quotidien éponyme, un certain moralisme nationaliste qui n’était pas dépourvu d’accents jacobins.
    2. Ce que vous dites sur la désincarnation de la morale, dont vous laissez entendre qu’elle précède sa destruction, est vrai sur la longue durée. Les « Lumières » ont engendré une phraséologie et un pharisaïsme inhumains en profondeur, qui permet aujourd’hui à beaucoup de justifier l’avortement, l’euthanasie, et j’en passe, au nom de la « dignité ». Ceci étant, les textes que vous citez remontent aux années Trente. À cette époque – durant laquelle furent éduqués mes parents et sans doute les vôtres – l’humus de la civilisation gréco-latine et chrétienne, en ce qu’elle a de plus concret, était encore très dense sur la terre de France, en même temps qu’il était menacé par les idéologies, qu’elles fussent totalitaires ou libérales. Le patriotisme dynastique, en revanche, s’était éteint presque partout sur le continent. Si vous voulez bien, à partir de la France de 1934, vous déplacer un instant dans le temps et dans l’espace, vous vous rappellerez d’abord le brusque effondrement, à la première crise grave, de tous les régimes monarchiques du XIXème siècle, 1814, 1815, 1830, 1848, 1870…, et vous méditerez ensuite la disparition non moins brutale de vieilles maisons régnantes catholiques, les Bragance en 1910, les Wittelsbach et les Habsbourg en 1918, et … les Bourbons de Madrid en 1931. Espagne à part – peut-être – qui, en 1934, souhaitait, dans chacun des pays concernés, le rappel de ces maisons méritantes et pourtant déchues ? Elles avaient des fidèles dans les régions demeurées fidèles aux mœurs patriarcales d’autrefois, Haute-Bavière ou Tyrol. Les monarchistes portugais et espagnols étaient, de surcroît, divisés sur la question dynastique, et le cœur des Bavarois devait osciller entre la Bavière et la grande Allemagne. Dans ces conditions, on peut comprendre que les « intellectuels » catholiques, suivant en cela Pie XI voire Léon XIII, aient opté pour une autre stratégie.
    3. Celle-ci a perdu la partie, direz-vous. Certes, depuis l’américanisation des sociétés occidentales après la Deuxième Guerre Mondiale, et surtout depuis la révolution culturelle de 1968, celle-ci achevant sans doute celle-là. Les fils de lumière sont moins habiles que les fils des ténèbres, l’histoire des deux derniers siècles le prouve surabondamment. Mais faut-il en faire reproche à Gilson, ou même à Maritain ? En définitive, le sens de l’histoire du monde, c’est l’Église du ciel, la seule chrétienté qui vivra éternellement.

    RépondreSupprimer
  6. Je crois que la réponse aux questions de notre cher abbé est à trouver chez Paul Veyne, Michel Foucault et un historien et prêtre lui-même mais dont je n'ai plus le nom en tête.
    Roger

    RépondreSupprimer