vendredi 2 avril 2010

Averroès et la double vérité

Je vous ai promis un essai d'élucidation de la question de la double vérité chez Averroès et le message chaleureux de vhp m'encourage à le faire, même si, en ce jeudi, en ce Vendredi Saint d'autres pensées nous tiennent.

C'est effectivement dans son Discours décisif (édité chez GF) qu'il en traite le plus au long. la question est de savoir si, comme le lui font dire les averroïstes latin, il y a vraiment selon lui deux vérités, une vérité pour le peuple et une vérité pour l'élite, seule capable de développer la dialectique philosophique qui mène à la connaissance de Dieu.

Voici un extrait de ce discours, qui montre que la question n'est pas simple : "Puisque dans cette Révélation est la vérité, et qu'elle appelle à pratiquer l'examen rationnel qui assure la connaissance de la vérité, alors nous Musulmans, savons de science certaine que l'examen des étants par la démonstration n'entraînera nulle contradiction avec les enseignements apportés par le texte révélé : car la vérité ne peut être contraire à la vérité, mais s'accorde avec elle et témoigne en sa faveur" (§18).

En note, Alain De Libera renvoie à saint Thomas d'Aquin et au Contra gentes... Mais, salva reverentia, ce renvoi me paraît fondé sur une parenté purement verbale ("la vérité ne peut être contraire à la vérité"). Comme dit Arnaldez, dont c'est la clé de lecture, Averroès est "un rationaliste en islam". qu'est-ce que cela signifie ? Que sur ce point des rapports entre la philosophie et la théologie, Averroès et Thomas ne disent pas la même chose. Il s'accorde néanmoins sur une dualité des économies, l'économie de la croyance et l'économie de la dialectique rationnelle. Mais ces deux économies ne signifient pas la même chose chez l'un et chez l'autre. Thomas et Cajétan encore davantage sont bien plus audacieux qu'Averroès dans ce déploiement de deux vérités.

Pour Averroès, il n'y a qu'une seule science, la science rationnelle et il n'y a qu'une seule vérité "scientifique" celle à laquelle donne accès la technicité philosophique enseignée par Aristote (mais aussi par Platon dont Ibn Rushd a commenté la République). En cela il est rationaliste. Mais, toujours selon lui, il y a d'autres chemins que celui de la dialectique pour parvenir jusqu'à Dieu. Il cite un verset du Coran, qui est effectivement très éclairant : "Appelle les hommes dans le chemin de ton Seigneur par la sagesse et la belle exhortation ; et dispute avec eux de la meilleure manière" (Coran XVI, 125). Cette citation est au coeur de la Pensée d'Averroès.

S'il n'y a qu'une seule science pour Averroès, il y a plusieurs voie distinctes permettant d'arriver à Dieu. Dans cette phrase du Coran deux apparaissent immédiatement, la sagesse et la rhétorique. Une troisième est sous jacente, la dialectique (racine jdl : disputer avec...). C'est la théorie averroïstes des trois connaissances qui correspondent à différents types d'hommes : "La conviction (religieuse) s'établit pour chaque musulmans par la voie (tariq) propre à produire son assentiment déterminée par la nature de chacun. En effet il existe une hiérarchie des nature humaines pour ce qui est de l'assentiment" (§16).

Il y a donc trois voies, qui ne communiquent guère entre elles : la lettre du Coran (je ne parle pas du Coran incréé dont d'ailleurs je ne suis pas sûr que Averroès reconnaisse l'existence) correspond à la voie rhétorique. Cette voie n'aboutit pas à une science à proprement parler et elle est utile pour la plupart des hommes, qui n'ont pas accès à la dialectique intellectuelle. je ne parle pas des rares hommes qui ont une connaissance de sagesse. L'idée d'A. est que ces trois voies vers Dieu ne sont pas cotraires au Coran puisque le Coran exhorte à la sagesse. Mais le Coran lui-même, loi avant tout et exhortation, ne comporte pas de science.

Cette distinction me semble contraire au logiciel occidental et chrétien pour deux raisons :

Descartes a formulé la grandeur de l'Occident en expliquant dans son Discours de la méthode que "le bon sens est la chose du monde la mieux partagée". Il entendait par là que, pourvu que l'on développe une certaine méthode, tout le monde est capable d'accéder au savoir. C'était déjà l'idée de Platon dans le Ménon : le jeune esclave peut découvrir par lui-même le théorème de Pythagore. Averroès n'est pas dans cet universalisme là. Sa théorie de la hiérarchie des natures humaines se trouve peut être en revanche chez Aristote (cf. sa théorie de l'esclave par nature), mais, dans le progrès de la pensée occidentale depuis Platon, on ne peut plus l'utiliser. Elle n'a plus cours et... heureusement !

La deuxième raison tient à l'essence même du christianisme. il s'agit d'une religion qui offre une véritable connaissance de Dieu. il y a donc pour nous chrétiens (voir le début du Contra gentes) une double vérité (duplex est veritas), une double science de Dieu : il y a la connaissance que nous avons de Dieu par la raison et la philosophie et il y a la connaissance que nous avons de Dieu par l'enseignement divin (sacra doctrina), qui nous fait scruter sa Parole dans l'Ecriture lorsque nous nous plaçons à la lumière de la tradition. On peut dire aussi qu'il y a la connaissance que nous avons de l'homme à la lumière de la philosophie qui nous fait scruter la nature humaine et il y a celle que nous tirons de la théologie, qui nous découvre la véritable destinée de l'homme dans toute son ampleur (devenir un fils ou une fille de Dieu).

Cette dualité des savoirs - directement issu de la théologie chrétienne qui la pose et la conçoit comme double - n'est pas anecdotique. Ce n'est pas un "détail". Cette dualité des savoirs a fait la liberté de l'Occident. Elle a permis d'inventer (par exemple) l'autonomie du politique et ce que Pie XII appelle "la saine et légitime laïcité, qui subordonne la politique à la religion non pas dans son essence même (comme c'est le cas en Islam) mais d'un point de vue purement existentiel" en raison du péché" comme disent les scolastiques.

Dans la perspective d'Averroès, il n'y a qu'une sagesse (la rationnelle), et, parce qu'il n'admet pas la thèse du Coran incréé (ou de ce que l'Apocalypse, en chrétienté, appelle l'Evangile éternel), il n'imagine pas que le Coran soit autre chose qu'une rhétorique puissante, invitant tous les hommes à l'honnêteté par la loi (charia) et les disposant, ainsi, à l'exercice rationnel.

Il y a une laïcité absolue chez Averroès, celle de la Science : il n'y a pas d'autre science que rationnelle.

Mais en même temps, n'oublions pas qu'Ibn Rushd est cadi dans la bonne ville de Cadix. il fait appliquer la charia et il prétend que cette application concerne tous les hommes, car la vertu légale est nécessaire si l'on veut se livrer à l'étude. Il y a en effet deux qualités nécessaires pour l'étude : l'intelligence innée (fitra qui désigne dans la hiérarchie des natures un certain type d'homme) et honorabilité légale. il n'y a pas d'autre vie possible, selon Averroès que la vie selon cette honorabilité légale. Quiconque développe un savoir sans se plier à la loi risque d'utiliser sa science pour la luxure ou pour tout autre vice prohibé.

Chez Averroès, la vie n'est jamais neutre par rapport à "l'honorabilité légale" qu'enseigne "la rhétorique" du Coran. Il n'y a aucune RAISON de se soustraire au Coran puisque toutes les raisons sont laïques et en dehors du Coran. Cette dualité entre savoir et praxis (une pratique sans aucune connaissance transcendante) me semble tout aussi étrangère au logiciel occidental.

J'espère avoir prouvé par là qu'Averroès, si fascinant soit-il, si bon péripatéticien qu'il apparaisse, n'est pas quelque chose dans l'identité européenne, qui culturellement se caractérise à la fois comme un personnalisme (nous l'avons vu) et aussi (nous venons de le voir) comme une recherche de la vérité indissociablement religieuse et philosophique ainsi que le développent tous les théologien d'Augustin à Benoît XVI.

Notons que la théorie d'Averroès est elle même condamnée par l'islam car elle fait la part belle à la Science : son rationalisme ne passe pas en milieu islamique.

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