lundi 13 octobre 2008

Faut-il brûler Platon ?


Vous reprochez sans doute au fondateur de l'Académie sa théorie des idées, qui paraît bien artificielle et son "communisme spiritualiste", allant jusqu'à la communauté des femmes et des enfants (et enseignant aussi l'égalité des hommes et des femmes, en particulier dans le service militaire, au motif, tout biologique que "ce que fait un cheval, une jument ne le fait-elle pas aussi ?") Les grands génies ont parfois des phases déconnectées, c'est évident ! Mais Platon ne saurait se réduire ni à une présentation caricaturale de sa théorie des idées ni à une interprétation politique erronée de sa rêverie d'avenir.
Je réponds ici avec beaucoup de retard - emploi du temps qui explose - aux différents commentaires portant sur l'image du mythe de la Caverne que j'ai utilisé pour caractériser la visite de Benoît XVI en France. je titrai : une visite en crescendo. Et j'expliquai que la visite de Benoît XVI était analogue à la dialectique platonicienne, partant des réalités terrestres (la culture), insistant sur les moyens de s'élever vers Dieu (la croix et l'eucharistie sacrificielle, non pas les idoles du monde contemporain) et culminant à Lourdes sur la contemplation du sourire de Marie qui nous mène au Ciel. Enfin la Conférence aux évêques français, véritable monition en huit points qui passait en direct à la TV, représentait le retour dans la Caverne. Après ce que l'on avait contemplé, que pouvait-on faire ? Que pouvaient faire les évêques ? Que pouvaient faire, aux côtés des évêques, les fidèles, impliqués dans cette monition par le direct TV (procédé en soi assez "révolutionnaire" on en conviendra). J'ai appelé ce "retour dans la caverne" de l'Eglise de France le sommet de la visite pontificale.

Certains "anonymes" (prenez donc des pseudos, ne serait-ce que pour vous distinguer les uns des autrers) m'en ont voulu de mobiliser Platon pour expliquer Benoît XVI.

Ne soyons donc pas trop étroitement thomiste. Joseph de maistre parlait de Platon en vantant "cette préface humaine à l'Evangile". Il ne faisait d'ailleurs que paraphraser l'avis lapidaire de Pascal dans les Pensées : Platon pour disposer au christianisme.

Sa théorie des idées a marginalisé le matérialisme philosophique pour vingt deux siècles. Il faut attendre le XVIIIème siècle français pour que (à quelques exceptions près, dont celle remarquable, de Lucrèce et de son De natura rerum) les matérialistes se signalent à nouveau à l'attention des élites cultivées. Pic de La Mirandole et quelques autres à la Renaissance ont particulièrement souligné ce consensus spiritualiste, créé par le divin Platon, face à la subversion sophistique. Cette théorie des idées a eu deux grands contginuateur : Aristote qui théorise l'ousia, c'est-à-dire "l'étance" des choses et Kant, qui refusant toute substantialisation cosmologique, place désormais les idées dans le plan moral, à l'horizon de l'action du sujet autonome. Ces idées morales (parmi lesquelles l'idée de liberté) ne se réalisent jamais en ce bas-monde, mais il faut faire comme si elles se réalisaient pour qu'elles commencent à transformer notre univers moral.

Ces deux récupérations, l'aristotélicienne (voir Métaphysique Z, 17) et la kantienne, montrent bien que Platon n'avait pas tort de penser les figures de l'esprit dans la matière. Restait à moduler l'articulation de l'idée avec le réel : y sommes-nous vraiment parvenus ?

On reproche aussi à Platon son communisme spirituel. Il me semble que si l'on remet la République de Platon dans son contexte historique, c'était surtout un plaidoyer très réactionnaire en faveur de Sparte, la rivale victorieuse de la démocratie athénienne, qui, en 404, venait de détruire les fortifications de la Cité de pallas, mettant fin à 30 ans de guerre à son avantage. A Sparte, le communisme des enfants (les garçons sont enlevés à leur mère à l'âge de 7 ans et ils sont élevés en commun dans le but de contyribuer à affermir la suprématie militaire terrestre de Sparte) est une réalité. Ajoutons à cela un peu d'esprit de système (fréquent chez les philosophes) et on a l'explication de l'utopie platonicienne, dans laquelle on discerne avant tout (aux livres VIII et IX de la République) la vigoureuse critique de la démocratie, qui impressionnera tellement un Maurras plus tard.

Faut-il brûler Platon ? Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, fait la distinction entre trois types de religion : la religion mythologique (qui s'impose comme une tradition humaine), la religion civile (le culte de la déesse Rome et de l'empereur divinisé, tout ce que les premiers chrétiens ont refusé jusque dans l'arène) et enfin la religion philosophique. Lorsqu'il parle, après varron, de religion philosophique, Augustin pense à Platon. Et il souligne que Platon avait la même recherche de la vérité que les saints du christianisme, même s'il la possédait moins pleinement qu'eux, cherchant à l'atteindre d'une manière purement humaine, par les seules forces de la raison.

Oui, décidément Pascal a raison : Platon pour disposer au christianisme. Mais Augustin, qui a beaucoup appris, il ne le cache pas, en fréquentant "les livres des platoniciens", met néanmoins en garde les philosophes : ils sont les amants du Logos -et c'est beau- mais -manque d'humilité dit Augustin- ils n'acceptent pas que l'on dise : le Verbe s'est fait chair.

6 commentaires:

  1. "les philosophes : ils sont les amant du Logos (...)mais (...)n'acceptent pas que l'on dise : le Verbe s'est fait chair."

    Oui, d'où également le puritanisme pré-kantien des révolutionnaires se réclamant des lumières =du logos; d'où cette même crispation puritaine dans le stalinisme ou chez les nazis : idéologies athées,donc "rationnelles", mais persistant dans ce refus platonicien de la chair. Différence d'avec Platon : la recherche de la vérité chez le philosophe, volonté d'aller plus loin, plus ultra, vers le vrai, même s'il n'y arrive pas complétement. Les puritains révolutionnaires, de gauche ou de droite, ne retiennent que ce refus de la chair, niant la Vérité, encore plus sa recherche car de toute façon ils sont persuadés de la posséder déjà. Cela crée des personnages isolés, vivant seuls, agissant seuls, toujours pour une cause, avec une étiquette, au nom d'une organisation peut-être, rarement pour le prochain, jamais à titre personnel, en tant qu'individu en chair et en os; bref, les handicapés de la vie.

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  2. Bravo pour votre dénonciation du puritanisme (si faux ! si menteur !) et de ses origines rationalistes.
    Vous lui donnez une origine philosophique : c'est Platon de fait qui dit : soma sema, le corps est un tombeau.
    Je crois qu'il ne faut pas sous estimer non plus dans le phénomène puritain un bourgeoisisme, toujours plus attaché au Capital qu'à tout autre lien, et donnant litière à la peur du sexe et au contrat de mariage (avec domination de l'homme : vive le code civil), pour préserver ce que l'Evangile appelle le Mammon d'iniquité.

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  3. + C'est sur que si vous ramenez Aristote a une continuation de Platon, on est mal barre; Aristote lui-meme dit qu'il prefere la verite a ses amis, et que Platon, cherchant le bien en soi, c'est faire du vent et des metaphores poetiques!!!
    La majeure distinction c'est de fait dans la recherche du bien qui pour moi est fin. La se fait la distinction entre realiste et idealistes: si le bien est une idee, sa contemplation ne me suffira pas et devra s'achever dans une oeuvre politique; si le bien est une realite transcendante, acte pur, il se suffit a lui-meme et ne reclame pas de s'achever dans une action politique. Dieu nous conduit a lui en nous attirant a lui,pas dans la realisation d'une oeuvre politique. Dieu agissant toujours de l'interieur.
    Petite explication pour les debutants: C’est Aristote qui a mis en lumière d’une manière unique la cause finale « La fin c’est le bien capable d’être atteint par nos opérations ; […]ce qui est choisi pour lui-même et jamais en vue d’autre chose, […] ce qui se suffit a soi-même, ce qui pris a part de tout le reste rend la vie désirable et n’ayant besoin de rien d’autre… » Aristote. Ethique à Nicomaque, I, 5, 1097 a 15- b16. « ce en vue de quoi on agit est la fin, et la fin est ce a quoi tout le reste se rapporte», cause qui avant lui n’a pas été mis en lumière du fait de sa difficulté à être saisi « Le ce en vue de quoi sont les actions, les changements et les mouvements, ils disent d’une certaine manière que c’est une cause, mais ils n’en parlent de cette manière selon laquelle justement elle l’est naturellement ». Meta., A, 7,988 b 6-8. Apres lui, Thomas d’Aquin reprendra cette découverte en précisant en théologien, le rapport entre l’être et le bien affirmant ainsi que la cause finale est cause des causes « Il faut dire qu’est totalement premier dans l’ordre de la nature ce qui est premier selon le genre de cette cause qui est première dans la raison de causalité, telle la fin, qu’on dit cause des causes, parce que par la cause finale toutes les autres causes reçoivent d’être causes, parce que l’efficient n’agit pas si ce n’est en vue de la fin, et par l’action de l’efficient la forme perfectionne la matière et la matière conserve la forme. » De Veritate, q. 28, a. 7 ; l’expression « causa causarum » revient souvent chez Saint Thomas, surtout dans ST Ia, q. 5, a. 2, ad 1..
    Peu après, d’autres théologiens comme le franciscain Duns Scott, ou après lui le dominicain Hervé de Nédellec, ou encore le Jésuite François Suarez, soutiendront que « La causalité de la fin consiste en une notion métaphorique” « La fin en effet meut métaphoriquement comme l’aimé ; c’est pourquoi seul l’efficient produit (efficit) quelque chose […].»
    En effet, n’est-ce pas notre efficience qui nous permet d’atteindre notre fin ? L’efficience est donc cause réelle, alors que la fin n’est que le terme de mon acte… car, de fait, si je n’agis pas, si je ne me meus pas vers ma fin, je ne l’atteindrai jamais et donc la fin ne sera pas vraiment fin pour moi… La fin devient alors cause partielle - source de pieux désirs - et n’est plus cause actuelle et réelle, elle n’est pas efficace ! Elle est métaphorique en tant qu’il existe une similitude entre ses effets et la cause efficiente. Pour eux, ce n’est pas le bien qui suscite actuellement – c’est-à-dire réellement – l’acte volontaire mais seulement l’efficient, car pour eux, ‘un acte volontaire’ c’est ‘faire quelque chose’, c’est efficace, cela se manifeste…qu’est-ce donc qu’un acte de la volonté ? Pour Suarez, en effet, la volonté -conçu comme capacité d’efficacité- est la seule cause de l’acte volontaire; l’ami n’est cause pour la volonté que par accident, comme « simple occasion » : son attraction occasionne mon efficience en tant que je porte intentionnellement mon ami en moi; et de fait c’est notre expérience : bien que l’autre m’attire, je reste libre d’agir, de m’engager et de faire que l’autre soit réellement fin pour moi et, si je ne fais rien, je ne suis pas finalisé…

    Signe: Aristote!!
    (je ne sais comment fonctionne les "pseudos" je ne suis pas tres bon avec cette technique, ce qui ne m'empeche pas de reflechir...)

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  4. Encore une chose: votre titre est polemique, et un peu dialectique: est-ce que parce que Platon s'est trompe qu'il faut le bruler? (excuse honorable pour ne pas repandre le cancer) mais il vaut mieux le connaitre (deja c'est un grand par les questions et la recherche qu'il entreprend, et a bruler les erreurs, on risque vite de retomber dedans (cf Whitehead: toute la philosophie moderne n'est que notes en bas de pages de la philosophie de Platon..) Non il ne faut pas le bruler:Aristote est reste 20 ans a l'ecole de Platon et s'est ensuite vite demarque de lui, mais sans Platon, Aristote ne serait pas devenu "le maitre de ceux qui savent" dixit Hegel!! ;-)

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  5. Cher Aristote,
    Je suis heureux de constater, après votre deuxième post que vous êtes bien d'accord avec moi et que si aristotélophile soit-on, il ne faut brûler Platon ni en Place de Grève ni même en effigie.
    Votre longue explication sur la finalité m'a intéressé : je ne connais pas Hervé de Nédellec sur la question, pardonnez-moi. Mais je sais que Cajétan a été très sensible à l'ambiguïté de la cause finale. Oui c'est la cause des causes : causa finis et aussi finis causae. Mais il y a dans la distance entre ce qui cause et ce qui est causé quelque chose qui peut mettre vaguement mal à l'aise. Et si celui qui se laissait aimanter par l'aimant n'était pas tout compte fait en train de se faire avoir par lui ? Averroès, avant Cajétan, avait proposé à ses lecteurs de réfléchir à cette ambiguïté (à cette ambivalence) de la cause finale en prenant l'exemple du hammam. Le fantasme du hammam qui ammolit les combattants les plus farouches est-il vraiment pour eux une cause ? Est-il la cause des causes, la cause finale ?
    Cajétan reprenant au vol cette remarque et la confrontant à la doctrine aristotélicienne que vous rappelez sur la causa finis, propose de distinguer ce qui relève d'une véritable cause de la fin sur ceux qui sont ordonnés à cette fin et ce qui traduit simplement ce qu'il nomme la conditio finalizantis, ce qui conditionne celui qui est finalisé. L'ordre de l'être et l'ordre du désir - hélas - ne font pas forcément bon ménage et s'il en soi il est vrai comme le dit Aristote que ce n'est pas parce qu'on le désire que quelque chose est bon, mais au contraire parce que quelque chose est bon qu'on le désire, il peut néanmoins arriver, je dirais même il arrive dans la plupart des cas que c'est parce qu'on le désire que quelque chose est bon. M. Strauss Kahn en sait semble-t-il quelque chose, lui que l'on accuse de favoritismes divers ! Eh bien ! Cajétan dirait sans doute que Strauss Kahn est moins dans la causa finis que dans la conditio finalizantis.
    Cela nous fait du bien, du point de vue spirituel, de cesser d'absolutiser nos désirs et de nous dire que trop souvent c'est eux qui conditionnent notre appréhension du bien et non l'inverse.
    L'intégriste (je ne dis pas du tout cher Aristote que vous en soyez un) est celui qui se croit sans cesse dans la Causa finis et qui oublie la conditio finalizantis. Comme disait très bien André Frossard en son temps : il veut faire la volonté de Dieu que Dieu le veuille ou pas.
    Mais je dirai plus largement : tous ceux qui crient Gott mit uns oublient la conditio finalizantis, notre essentielle relativité face à l'Absolu.
    La distinction proposée par Cajétan permet de se représenter philosophiquement le décalage permanent qui existe entre notre tension vers la fin ultime, dans la mesure où nous en sommes vraiment capables et la manière dont cette fin nous attire.
    Dira-t-on que le surnaturel est ce moment étonnant où la conditio finalizantis coïncide avec la ratio finis ? Sans doute. Mais il faut ajouter que ces moments de grâce nous échappe forcément et que nous sommes incapable de connaître notre état de grâce (ou son absence), ce qui faisait dire à Jeanne d'Arc : Si j'y suis Dieu m'y garde, si je n'y suis pas Dieu m'y mette. Vous voyez, Jeanne n'était pas une intégriste, au sens défini par Frossard.

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  6. La distinction proposée par Cajétan permet de se représenter philosophiquement le décalage permanent qui existe entre
    1/notre tension vers la fin ultime, dans la mesure où nous en sommes vraiment capables et
    2/la manière dont cette fin nous attire.
    Peut-etre faut-il d'abord distinguer la connaissance philosophique (de la fin) et theologique (Fin surnaturelle qui en nous est la grace, dont on ne sait si on la possede)
    Vous parlez de "representer": ce qui est au niveau de l'esprit est-il reprensentable?? je ne crois pas.
    La cause finale: l'ami, en tant qu'il m'attire est cause finale: source et terme de l'amour qui est en moi. Que j'y reponde et comment j'y reponds est autre, et implique l'efficience, une intention (forme) etc.. mais ce n'est plus la fin. Parler de la fin comme cause des causes, c'est dire que l'amour qui existe en moi, est l'effet reel du bien qui m'attire. La fin c'est ce bien qui pour moi est cause reel d'amour. On y repond toujours plus ou moins bien. Je ne me permettrais en tout cas pas de juger Mr Strauss Kahn. On moralise tellement l'amour car on voudrait le juger en fonction de la maniere dont on en vit; Mais on en vit toujours tres mal; on est toujours en deca. Et je dirais meme que notre reponse est seconde; c'est la ou Cajetan reste neoplatonicien: il confond l'amour qui est l'effet reel du bien en moi, qui est donc immannent, et ma reponse, mon 'retour' vers le bien, qui lui est oui tres conditionne... Pas tres tres mystique notre Cajetan; Peut-etre a-t-il manque d'experience comme Platon? A-t-il idealise l'amour au point de vouloir le rendre "effectif", visible, manifeste?? Mais l'amour est cache, il est cette attraction reele vers le bien, l'effet actuel de l'ami en moi, ce qui m'unit a l'ami: je m'appuie donc sur l'effet du bien en moi,son attraction pour vivre du bien; pas sur moi ou ma reponse qui reste encore moa, et donc lie a l'efficience -ce que voudrait Suarez-
    By the way, je suis tres loin de la tentation integriste: nos chers amis ont manque de philo, et n'ont ainsi jamais fait la distinction entre une ethique humaine, une ethique religieuse, et une ethique chretienne (DIXIT St Thomas: il y a 3 Sagesses, et donc 3 niveaux de relations a l'homme, et donc une possibilite de rencontrer l'homme qui adore, l'homme religieux, mais cela est un autre probleme.)
    a Dios!
    Aristote, la Paien! ;-)

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