dimanche 15 juin 2008

Les mentir-vrai de Drieu La Rochelle [par Joël Prieur]


[par Joël Prieur] Deux petits livres. Deux éditeurs différents. Deux visions de Drieu La Rochelle. Un même constat sur ce que l’auteur de Gilles appelle lui-même sa « névrose solitaire et hagarde ». Loin de se cacher, Drieu ici se livre tout entier. Est-ce l’occasion de mieux le comprendre ?

Julien Hervier, le spécialiste patenté de Drieu nous propose un inédit qu’il a intitulé, selon le titre donné par Drieu lui-même à ce dossier : Notes pour un roman sur la sexualité. Parallèlement, les Carnets de l’Herne, qui nous ont offert bien des surprises agréables depuis quelques mois en matière de rééditions, proposent à nouveau la Confession avec quelques textes mineurs, parus dans le Cahier que L’Herne a consacré à Drieu en 1982. Petite précision qui a son importance : Julien Hervier souligne, semble-t-il avec raison, que cette Confession ne doit pas être datée de l’hiver 39-40, comme le prétend son éditeur, qu’elle est postérieure (et de fait, dans ses dernières lignes, elle annonce le suicide en termes à peine voilés) et qu’elle pourrait remonter à 1943. Nous avons donc entre les mains deux textes du bord du gouffre.
 
Ces deux textes nous permettent de mieux sonder la culpabilité effrayante qui ronge le cœur de l’enfant, avant de détruire la vie de l’homme fait : « A près de 50 ans, je puis tout exprimer de moi, avec une apparence légitime, sur ce mode du regret qui est pour moi le seul possible. Je ne me serai jamais accepté, je ne me serai jamais justifié, toujours je me serai accusé. Ma sensibilité est toute culpabilité et pourtant mon esprit est, par ailleurs, parmi les plus objectifs. J’accepte tout des autres, rien de moi-même ». A-t-on déjà vu un écrivain s’exprimer ainsi sur lui-même ? Oh bien sûr, il y a l’Héautontimorouménos de Baudelaire : « Je suis la plaie et le couteau et la victime et le bourreau ». Mais Baudelaire se met en scène, Baudelaire annonce au lecteur qu’il ne prendra pas au tragique ce qui n’est au fond que le théâtre de son existence. Drieu lui en crève. Son suicide n’est pas d’abord politique, comme on le dit trop souvent. Il est la conséquence naturelle de cette culpabilité rongeante, expression lancinante de pulsions autodestructrices. Pendant que tant d’autres non seulement vivent avec leur névrose mais en quelque sorte se sustentent d’elle, parce qu’ils en font une raison sociale ou une ressource de leur art, Drieu ne se supporte pas, il ne se justifie pas par là, il ne s’excuse jamais d’être coupable.
 
Dans les Confessions de saint Augustin, la culpabilité réelle du jeune homme, qui, dit-il, fait le mal pour le plaisir de le faire, s’estompe devant la miséricorde du Dieu qu’il invoque. Dans les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, la culpabilité devient une raison supplémentaire de s’aimer soi-même. Dans les Fleurs du mal de Baudelaire, le spleen, incompréhensible et terrible langueur, devient matière de l’art. Rien de tel chez Drieu. C’est, je crois, ce qui fait le prix exceptionnel de ces pages : il ne se pardonnera jamais à lui-même. Sa faiblesse d’intellectuel lui fait horreur. Il n’y a pas de dépassement de cette horreur.
 
La politique va lui servir de truchement pour exprimer cette horreur de soi, à travers cet hymne à la jeune vigueur du monde que sera pour lui l’engagement fasciste. Mais il a très vite compris que le fascisme ne lui offrait que « des scénarios » (« mieux que les ballets russes » écrit-il à Béloukia, Christiane Renault, femme de Louis, qui est devenue sa maîtresse). De ces scénarios, il s’est voulu « souffleur ou remailleur », histoire de maintenir le plus longtemps possible les apparences de ce grand mentir vrai dans lequel il était englué.
 
La sexualité lui offre sans doute une autre sorte de mentir vrai. Sa confession, en la matière, est hallucinante, toute crue, infiniment maussade, ne s’élevant jamais à autre chose qu’à de la nostalgie : pour le coupable il est toujours déjà trop tard. Les femmes ne seront jamais que l’image d’une maladie sexuellement transmissible. Ou encore –au mieux – la flatteuse évocation de tout ce qui manquera toujours à ceux qui les entourent de leurs bras : « Voilà qui était grave : il s’accoutumait à faire l’amour avec toutes les femmes, en faisant l’amour avec l’une d’elles, et à ne le faire avec aucune en le faisant ». Et ailleurs cette question froide : « La fréquentation des putains n’est-elle pas qu’une extension de l’onanisme ? » Irrémédiable solitude : ni la politique, ni l’amour ne peuvent l’en sortir.
 
Expliquer ces textes par le puritanisme ambiant, qui ne donnerait le choix qu’entre la vierge et la putain, comme je l’ai entendu par hasard sur France culture, c’est passer à côté de la terrible mise en question de Drieu, enfermé en lui-même pour « écouter le silence de son inénarrable particularité ». Ce silence l’a captivé très jeune. Il est devenu sa prison. Il a voulu en faire son linceul.
 
L’aliénation sexuelle de cet « homme couvert de femmes » cache un enfermement métaphysique, qui fait peut-être le vrai fond de toutes nos névroses.
 
Joël Prieur
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  • Pierre Drieu La Rochelle, Confession, éd. Carnets de l’Herne, 2007, 82 pp. 9, 50 euros
  • Pierre Drieu La Rochelle, Notes pour un roman sur la sexualité, suivi de Parc Monceau, éd. établie et présentée par Julien Hervier, Gallimard 2008, 98 pp., 11 euros

2 commentaires:

  1. Portrait complètement injuste de Drieu La Rochelle, observateur intelligent des religions et de l'art.
    La dépression ne mène pas forcément au suicide. Drieu était parfaitement lucide sur le sort réservé aux intellectuels par les gaullistes ou les communistes et il ne tenait pas à finir pendu à un croc de boucher, après ou sans procès politique.
    En outre on ne peut pas isoler la détestation de soi de Drieu de sa détestation de la société et de son éducation bourgeoise, pas très loin de la rage de Céline qui a préféré s'enfuir.

    La mort n'a pas interrompu les procès politiques gaullistes.

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  2. Il ne s'agit pas d'un portrait de Drieu, mais d'un C.R. de deux petts ouvrages, l'un rare, l'autre inédit. Ces deux textes ont en commun de figurer une confession. Drieu disait d'ailleurs que toute littérature vise à une confession... Ces textes sont donc importants pour comprendre la personnalité de Drieu : lisez-les. ils m'intéressent aussi en ce qu'ils aident à saisir la névrose dans laquelle nous sommes tous plus ou moins enfouis... cette égomanie délirante qui nous tient lieu de vie intérieure, depuis que la prière a été excommuniée de la vie sociale par la laïcité et le matérialisme triomphants.

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